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9 Octobre – UNE FISSURE DANS LE PLATRE

 

 

Lorsque je me suis réveillé, je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où j’étais. Je me suis focalisé sur les premières choses que j’ai vues. Des mots. Des phrases manuscrites, apparemment rédigées au feutre indélébile. Au plafond. À l’aplomb du lit.

les instants saignent ensemble, le temps n’a pas de durée

Il y avait des centaines de maximes du même acabit, partout, bouts de phrases ou de vers, assemblages aléatoires de mots. Sur l’une des portes du placard était gribouillé la destinée décide. Sur l’autre, jusqu’au défi du destin. Au-dessus et en dessous de la porte, j’ai distingué les termes désespoir / inéluctabilité / condamnation / pouvoirs. Le miroir proclamait ouvre les yeux ; les vitres, et vois. Même l’abat-jour pâle de la lampe était griffonné : illuminelesténèbresilluminelesténèbres, les mots identiques répétés en un dessin infini.

La poésie de Lena. J’avais enfin l’occasion d’en lire des extraits. Quand bien même l’encre si particulière qu’elle utilisait ne l’aurait pas trahie, cette pièce ne ressemblait en rien au reste de la maison. Petite et douillette, elle était coincée sous les combles. Un ventilateur suspendu au plafond fendait paresseusement l’air, coupant les phrases à intervalles réguliers. Des carnets à spirale étaient entassés sur toutes les surfaces planes, une pile de livres encombrait la table de chevet. Des recueils de poésie. Plath, Eliot, Bukowski, Frost, Cummings – au moins, ces auteurs ne m’étaient pas totalement inconnus.

J’étais couché sur un petit lit en fer forgé blanc ; mes jambes en débordaient. C’était la chambre de Lena, et j’étais allongé sur son lit. Elle-même était roulée en boule dans un fauteuil installé au bout de la couche, tête sur le bras. Un peu sonné, je me suis assis.

— Salut ! Qu’est-il arrivé ?

Si j’étais à peu près certain de m’être évanoui, les détails m’échappaient. Mon dernier souvenir, c’était le froid polaire qui avait envahi mon corps, ma gorge qui s’était serrée, la voix de Lena. Je croyais me rappeler qu’elle m’avait qualifié de petit ami, mais j’avais des doutes, vu que j’avais été sur le point de perdre conscience, et qu’il ne s’était pas franchement passé grand-chose entre nous. Le fruit de mes fantasmes, j’imagine.

— Ethan !

Sautant du fauteuil, elle m’a rejoint sur le lit d’un bond – en prenant soin de ne pas m’effleurer cependant.

— Tu vas bien ? s’est-elle inquiétée. Ridley ne voulait pas te lâcher. Je ne savais que faire. Tu avais l’air de tellement souffrir. J’ai juste laissé parler mon instinct.

— La tornade en pleine salle à manger ?

Elle a détourné les yeux, malheureuse.

— C’est ainsi. J’éprouve des émotions, colère, peur, et… ça se produit.

J’ai posé ma main sur les siennes, goûtant leur tiédeur.

— Des fenêtres qui se brisent ?

Elle m’a de nouveau regardé, et j’ai refermé ma paume sur ses doigts. Derrière elle, dans un coin de la pièce, une lézarde anodine a semblé s’agrandir, contourner le lustre dépoli et revenir en boucle vers le sol. Le dessin d’un cœur. Un immense cœur de fille venait d’apparaître dans le plâtre fissuré du plafond de sa chambre.

— Lena ?

— Oui ?

— Le plafond risque-t-il de nous tomber sur la tête ?

Elle a levé les yeux. En découvrant la crevasse, elle s’est mordu les lèvres, ses joues ont rosi.

— Je ne crois pas. Ce n’est rien qu’une fissure dans le plâtre.

— Est-ce toi qui as fait ça ?

— Non.

Le rose s’est étendu à son nez. Elle a regardé ailleurs. J’aurais bien aimé lui demander à quoi elle songeait, mais je ne voulais pas la mettre dans l’embarras. Je me suis donc borné à espérer que ça avait un rapport avec moi ; avec sa main nichée dans la mienne ; avec le mot que je croyais l’avoir entendue prononcer avant de tomber dans les pommes.

J’ai contemplé la lézarde d’un air dubitatif. Elle était porteuse de bien des choses.

— Peux-tu les défaire ? Ces événements… qui se produisent ?

Elle a soupiré, soulagée que j’aie changé de sujet.

— Parfois. Ça dépend. Il arrive que je sois si dépassée que je ne contrôle plus rien, qu’il m’est impossible de réparer, y compris plus tard. Je ne pense pas que j’aurais été capable de remettre en place ce carreau, au lycée. Je ne crois pas non plus que j’aurais réussi à arrêter la tempête avant qu’elle n’éclate, le jour où nous nous sommes rencontrés.

— Tu n’y étais pour rien, à mon avis. Ne te sens pas responsable de tous les orages qui arrosent le comté de Gatlin. La saison des ouragans n’est pas encore terminée.

Roulant sur le ventre, elle a planté ses yeux droit dans les miens. Elle n’a pas lâché ma main, je ne l’ai pas lâchée non plus. Tout mon corps vibrait de la chaleur de ce contact.

— Tu n’as pas vu ce qui s’est passé, ce soir ?

— Il se peut qu’une tempête ne soit que ça, Lena. Une tempête.

— Tant que je suis dans les parages, je suis la saison des ouragans dans le comté de Gatlin.

Elle a tenté de m’échapper. J’ai raffermi ma prise.

— Amusant. Pour moi, tu ressembles plutôt à une fille.

— Eh bien, je n’en suis pas une. Je suis un système orageux complexe et incontrôlable. La plupart des Enchanteurs savent gérer leurs dons avant d’avoir mon âge. Malheureusement, pour ce qui me concerne, il semble que ce soient eux qui me régissent.

Elle a tendu le doigt sur son reflet dans le miroir accroché au mur. Les lettres au feutre sont apparues d’elles-mêmes par-dessus l’image que nous contemplions. Qui est cette fille ?

— J’essaye encore de comprendre comment tout ça fonctionne. Quelquefois, j’ai le sentiment que je n’y parviendrai jamais.

— Tous les Enchanteurs sont-ils dotés des mêmes talents… ou pouvoirs ?

— Non. Nous sommes tous en mesure de faire des choses simples, comme déplacer des objets. Néanmoins, chacun a des aptitudes spécifiques liées à des dons précis.

En cet instant, j’aurais apprécié qu’il existe un cours sur ces matières-là, de façon à ce que je devienne capable de suivre ce genre de conversation. Enchanteurs premier niveau, un truc de ce style, qui m’aurait évité d’avoir l’impression d’être toujours largué. La seule personne de ma connaissance ayant des talents hors norme était Amma. Car il fallait bien que la cartomancie et l’éloignement des mauvais esprits comptent pour autre chose que du beurre, non ? Et, pour autant que je sache, Amma était parfaitement à même de déplacer des objets rien que par la force de son mental. Ainsi, il lui suffisait d’un regard à mon adresse pour que je décampe.

— Qu’en est-il de tante Del ? Que fait-elle ?

— Elle est de la race des Palimpsestes. Elle déchiffre le temps.

— Pardon ?

— Par exemple, quand toi et moi entrons dans une pièce, nous y voyons le présent. Tante Del y voit, elle, des épisodes passés et présents, simultanément. Quand elle pénètre dans un endroit, elle le voit tel qu’il est sur le moment, tel qu’il était il y a dix, vingt, cinquante ans, tout cela en même temps. Un peu comme lorsque toi et moi touchons le médaillon. Ça explique pourquoi elle paraît si souvent confuse. Elle ne sait jamais exactement quand ni où elle se trouve.

— Bon sang !

J’ai repensé aux effets que provoquaient chez moi mes visions ; j’ai tenté d’imaginer ce que ça faisait d’être dans cet état-là de façon permanente.

— Et Ridley ?

— C’est une Sirène. Son don réside dans son talent de persuasion. Elle est capable d’implanter n’importe quelle idée dans l’esprit de quelqu’un, de l’obliger à tout dire, à tout faire. Si elle usait de son pouvoir sur toi et t’ordonnait de sauter d’une falaise, tu t’exécuterais.

M’est revenue l’impression que j’avais eue dans sa voiture, celle de lui avoir tout raconté de ma vie.

— Non.

— Si. Tu n’aurais pas le choix. Un Mortel est impuissant face à une Sirène.

— Non.

Je l’ai dévisagée. Ses cheveux étaient agités par une brise, sauf qu’aucune des fenêtres de la chambre n’était ouverte. J’ai scruté ses prunelles, en quête d’un signe qui indiquerait qu’elle ressentait la même chose que moi.

— On ne saute pas d’une falaise lorsqu’on est déjà tombé d’une falaise encore plus haute.

En entendant ces mots sortir de ma bouche, j’ai eu envie de les ravaler. Ils avaient sonné beaucoup mieux dans ma tête. Lena m’a étudié, comme si elle s’efforçait de déterminer si j’étais sérieux. Je l’étais, sauf qu’il m’était impossible de le dire. J’ai préféré poser une question.

— Et Reece ? Quel est son superpouvoir ?

— C’est une Sibylle. Elle décrypte les visages. Elle devine qui ou ce que tu as vu, ce que tu as fait, rien qu’en te fixant dans les yeux. Elle est capable d’ouvrir ta figure et de la déchiffrer comme un livre.

Lena continuait son examen de mes traits.

— Oui, d’ailleurs qui était-ce ? Cette femme en laquelle Ridley s’est transformée pendant une seconde, alors que Reece l’observait ? Tu as noté ?

— Oui. Macon n’a pas voulu me le dire, mais je suppose qu’il s’agit d’une créature des Ténèbres. Puissante.

J’ai continué à l’interroger. Il fallait que je sache. C’était comme si je découvrais que je venais de dîner avec une bande d’extraterrestres.

— De quoi est capable Larkin ? De charmer les serpents ?

— Larkin est un Illusionniste. Un peu comme un Transmutant. Sauf qu’oncle Barclay est le seul Transmutant de la famille.

— Quelle est la différence ?

— Larkin transforme n’importe quoi – les gens, les objets, les lieux – en ce qu’il veut. Il crée des illusions qui n’ont rien de réel. Oncle Barclay, en revanche, change les choses en d’autres choses, et ce autant de temps qu’il le souhaite.

— Si je comprends bien, ton cousin modifie les apparences alors que ton oncle modifie les substances ?

— Oui. D’après Bonne-maman, leurs pouvoirs sont trop semblables. Cela arrive parfois entre parents et enfants. Du coup, ils se disputent sans arrêt.

J’ai deviné à quoi elle songeait – c’était une situation qu’elle-même ne connaîtrait jamais. Son visage s’est assombri, j’ai tenté de la rasséréner, assez bêtement d’ailleurs.

— Et Ryan ? Elle est créatrice de mode pour chiens ?

— Il est trop tôt pour le dire. Elle n’a que dix ans.

— Macon ?

— Il est juste… oncle Macon. Il n’y a rien qu’il ne puisse faire ou ne ferait pour moi. Je l’ai beaucoup fréquenté, depuis mon enfance.

Elle a détourné les yeux, fuyant ma question. Elle me dissimulait quelque chose. Avec elle, il était malheureusement impossible de comprendre quoi.

— Il est comme mon père, a-t-elle poursuivi. Du moins, comme j’imagine mon père.

Inutile d’ajouter quoi que ce soit. Moi aussi, j’avais perdu un parent. Cependant, était-ce pire de ne les avoir jamais vraiment connus ?

— Et toi ? Quel est ton talent ?

Comme si elle n’en avait qu’un. Comme si je n’avais pas été témoin de ses dons dès le premier jour de la rentrée scolaire. Comme si je n’avais pas essayé de rassembler mon courage pour l’interroger à ce sujet depuis la nuit où elle s’était assise à mon côté sur le perron de ma véranda, en pyjama mauve. Elle a réfléchi quelques instants. Soit elle préparait sa réponse, soit elle hésitait à la formuler. Puis elle a posé ses prunelles au vert infini sur moi.

— Je suis une Élue. Du moins, c’est ce que croient oncle Macon et tante Del.

Une Élue. Ça semblait plus joli qu’une Sirène, et j’en ai été soulagé. Il me semble que je n’aurais pas supporté qu’elle fût une Sirène.

— Et qu’est-ce que ça signifie exactement ?

— Aucune idée. Ça recouvre plusieurs réalités. Apparemment, les Élus sont beaucoup plus puissants que les autres Enchanteurs.

Elle avait déballé cette information à toute vitesse, comme si elle espérait que je n’en saisirais pas le sens. Pas de chance.

Plus puissants que les autres Enchanteurs.

Plus. Je n’étais pas certain de mes sentiments envers ce plus. Je crois que j’aurais pu gérer un moins. Moins aurait été bien.

— Mais, a repris Lena, tu l’as vu ce soir, je ne sais pas vraiment ce dont je suis capable.

Nerveuse, elle s’est mise à jouer avec le couvre-lit. J’ai tiré sur sa main jusqu’à ce qu’elle s’allonge à mon côté, la tête sur son coude.

— Je me moque de tout ça, ai-je murmuré. Je t’apprécie telle que tu es.

— Tu me connais à peine, Ethan !

La chaleur enivrante envahissait mon corps et, pour être franc, ses paroles m’indifféraient complètement. Il était si bon de tenir sa main, d’être près d’elle, seulement séparé par le couvre-lit.

— Ce n’est pas vrai, ai-je cependant objecté. Je sais que tu écris de la poésie, je sais ce que représente le corbeau de ton collier, je sais que tu aimes le soda à l’orange, ta grand-mère, les pépites de chocolat avec ton pop-corn.

L’espace d’une seconde, j’ai cru qu’elle allait sourire.

— Ce n’est presque rien, a-t-elle toutefois répondu.

— C’est un début.

Ses prunelles vertes ont fouillé les miennes, bleues.

— Tu ne connais même pas mon nom.

— Tu t’appelles Lena Duchannes.

— Eh bien, pour commencer, ce n’est pas exact.

— Comment ça ? ai-je demandé en me redressant et en lâchant ses doigts.

— Ce n’est pas mon nom. Ridley n’a pas menti.

Des bribes de la conversation autour de la table me sont revenues. Ridley avait en effet dit quelque chose à propos de Lena et de son véritable nom. Sur le moment, je n’avais pas pris ça au pied de la lettre.

— Quel est-il, alors ?

— Je n’en sais rien.

— Encore une caractéristique des Enchanteurs ?

— Non, pas vraiment. La plupart des Enchanteurs connaissent leur nom. Chez nous, c’est différent. Nous ne découvrons notre prénom que quand nous atteignons nos seize ans. Avant nous en avons d’autres. Ridley s’appelait Julia, Reece était Annabel. Moi, je suis Lena.

— Qui est Lena Duchannes, dans ce cas ?

— Je suis une Duchannes. Je suis certaine de ça, au moins. Mais Lena est juste un prénom que Bonne-maman m’a donné, parce que je souriais tout le temps. Lena Banana.

J’ai médité cette révélation.

— Bon, ai-je fini par commenter, ce n’est pas grave. Tu apprendras comment tu t’appelles d’ici quelques mois.

— Ce n’est pas aussi simple. Je ne sais rien de moi non plus. C’est pourquoi je suis si souvent en colère. J’ignore mon prénom et j’ignore ce qu’il est arrivé à mes parents.

— Mais ils sont morts dans un accident, non ?

— Ça, c’est ce qu’on ma raconté. Sauf que personne n’en parle jamais. Je n’ai trouvé aucun dossier concernant l’accident. Je n’ai jamais vu leurs tombes non plus. Comment accepter que ce soit la vérité ?

— Qui mentirait sur quelque chose d’aussi horrible ?

— Tu n’as pas rencontré ma famille ?

— Si.

— Et le monstre, en bas, cette sorcière qui a manqué de te tuer ? Crois-le ou non, mais elle était ma meilleure amie. Ridley et moi avons été élevées ensemble par Bonne-maman. Nous déménagions si souvent que nous partagions une valise.

— Cela explique pourquoi vous n’avez presque pas d’accent. Nombreux seraient les gens qui refuseraient de croire que vous avez grandi dans le Sud.

— Et toi, quelle est ton excuse ?

J’ai levé les yeux au ciel.

— Des parents profs et un bocal plein de piécettes chaque fois que je me laissais aller à traîner sur la fin des mots ou à l’avaler. Ainsi, Ridley n’a jamais vécu avec sa mère ?

— Non. Tante Del lui rendait visite aux vacances. Dans notre famille, les enfants n’habitent pas avec leurs géniteurs. C’est trop dangereux.

Je me suis interdit de poser les cinquante autres questions qui me tarabustaient, cependant que Lena poursuivait ses explications, comme si elle avait patienté un siècle avant de pouvoir raconter son histoire.

— Ridley et moi étions comme deux sœurs. Nous dormions dans la même chambre, nous prenions des cours à domicile ensemble. Lorsque nous avons déménagé en Virginie, nous avons persuadé Bonne-maman de nous autoriser à fréquenter une école normale. Auparavant, nos seuls contacts avec les Mortels, c’était quand elle nous emmenait au musée, à l’opéra ou au restaurant.

— Que s’est-il passé, à l’école ?

— Ça a été une catastrophe. Nos vêtements étaient décalés, nous n’avions pas la télévision, nous rendions tous nos devoirs. Des nullardes en chef.

— N’empêche, vous étiez en contact avec des Mortels.

— Avant toi, je n’ai pas eu d’ami mortel, a-t-elle répondu sans me regarder.

— Ah bon ?

— Je n’avais que Ridley. Pour elle, c’était aussi difficile que moi. Mais elle s’en fichait. Elle était trop occupée à veiller à ce que personne ne m’embête.

J’ai eu du mal à imaginer Ridley en protectrice de Lena. De quiconque, d’ailleurs.

Les gens changent, Ethan.

Pas à ce point-là. Les Enchanteurs comme les autres.

Au contraire. C’est ce que j’essaye de te faire comprendre depuis tout à l’heure.

— Ensuite, Ridley a commencé à se comporter de manière étrange, et les garçons qui, jusque-là, l’avaient ignorée se sont mis à la suivre partout, à l’attendre à la sortie des cours, à se battre pour déterminer lequel d’entre eux la raccompagnerait à la maison.

— Je vois. Il existe en effet des filles dans ce genre.

— Ridley n’est pas une fille quelconque. C’est une Sirène, je te rappelle. Elle pouvait obliger les autres à faire des choses que, normalement, ils n’auraient pas faites. Tous ces garçons sautaient de la falaise, l’un après l’autre.

Elle s’est interrompue, ses doigts jouant avec son collier, puis a enchaîné :

— La veille des seize ans de Ridley, je l’ai suivie jusqu’à la gare. Elle était terrorisée. Elle pressentait qu’elle était vouée aux Ténèbres et voulait s’éloigner avant de blesser ceux qu’elle aimait. Moi. Je suis la seule que Ridley ait jamais aimée. Elle a disparu cette nuit-là, et je ne l’avais pas revue avant aujourd’hui. Après ce dont tu as été témoin ce soir, il est évident qu’elle est effectivement devenue une force des Ténèbres.

— Une minute ! Qu’est-ce que ça signifie, cette histoire de Ténèbres ?

Aspirant un grand coup, Lena a hésité.

— Il faut que tu m’expliques, ai-je insisté.

— Dans notre famille, lorsqu’on atteint l’âge de seize ans, on est Appelé. On ne choisit pas son destin. On devient Lumière comme tante Del et Reece, ou Ténèbres comme Ridley. Ténèbres ou Lumière, magie noire on magie blanche. Le gris n’existe pas. Une fois qu’on a été Appelé, il est impossible de revenir sur ce qui a été décidé. Nous n’y sommes pour rien.

— Comment ça ?

— Personne ne se décrète Lumière ou Ténèbres, bon ou maléfique, contrairement aux Mortels ou aux autres Enchanteurs. Chez nous, le libre arbitre n’existe pas. Tout est écrit à l’avance et nous est dévoilé à nos seize ans.

Je me suis efforcé de saisir ses paroles, mais elles étaient trop dingues. J’avais vécu suffisamment longtemps avec Amma pour savoir qu’il y avait la magie noire et la magie blanche. N’empêche, il était difficile d’admettre que Lena n’avait, en la matière, pas le choix.

Qu’elle ne pouvait décider de qui elle serait.

— C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas élevés par nos parents, a-t-elle poursuivi.

— Quel rapport ?

— Il en allait différemment, autrefois. Quand la sœur de Bonne-maman, Althea, est devenue Ténèbres, leur mère n’a pu se résoudre à se séparer d’elle. À l’époque, la coutume voulait qu’un Enchanteur voué aux Ténèbres quitte son foyer et les siens. Pour des raisons évidentes. Mais la mère d’Althea a cru qu’elle réussirait à aider sa fille à combattre la fatalité. Bien sûr, elle y a échoué, et des événements horribles se sont produits dans la ville où elles habitaient.

— Genre ?

— Althea était une Évo. Ces Enchanteurs-là sont dotés d’une puissance extraordinaire. Non seulement ils peuvent influencer les gens, à l’instar de Ridley, mais ils sont capables d’Évoluer, de se transformer en quelqu’un d’autre, en n’importe qui. Dès lors, des accidents inexplicables ont eu lieu. Des personnes ont été blessées, une jeune fille a même fini par se noyer. La mère d’Althea a donc été obligée de l’exiler.

Et moi qui croyais que nous avions des problèmes à Gatlin ! Qu’une créature plus nocive que Ridley puisse traîner dans les parages dépassait mon imagination.

— Par conséquent, aucun de vous ne vit en compagnie de ses parents.

— Il a été décidé qu’il serait trop difficile pour eux de rejeter leur enfant, au cas où ce dernier serait destiné au mal. Donc, les autres membres de la famille les élèvent jusqu’à leurs seize ans.

— Mais pourquoi Ryan vit-elle avec tante Del et oncle Barclay ?

— Ryan est… Ryan est une exception. Du moins, c’est ce que m’a dit oncle Macon la dernière fois que je lui ai posé la question.

Tout cela semblait irréel. L’idée que cette famille soit douée de pouvoirs surnaturels. Ces gens-là me ressemblaient, ils ressemblaient à n’importe quel habitant de Gatlin. Enfin, non, peut-être pas à n’importe qui, mais quand même. Y compris Ridley. Quand elle était apparue devant le Stop & Steal, aucun des gars n’avait soupçonné qu’elle était autre chose qu’une fille incroyablement craquante – et un peu dérangée, puisque c’est moi qu’elle cherchait. Comment cela fonctionnait-il ? Comment devenait-on Enchanteur au lieu d’être un humain ordinaire ?

— Tes parents avaient-ils eux aussi un don ?

J’avais beau savoir combien il était difficile d’évoquer les morts, à ce stade, il fallait que je sache.

— Oui. Tout le monde en a un, dans la famille.

— Et quels pouvoirs avaient-ils ?

— Aucune idée. Bonne-maman n’en a jamais parlé. Je te le répète, c’est comme s’ils n’avaient pas existé. Ce qui m’amène à me poser des questions, bien sûr.

— Lesquelles ?

— Si ça se trouve, ils étaient Ténèbres, et je vais le devenir également.

— Jamais !

— Qu’en sais-tu ?

— Je ne partagerais pas les mêmes rêves que toi, si c’était le cas. Je ne sentirais pas, lorsque j’entre dans une pièce, que tu y es passée.

Ethan.

C’est vrai.

— J’ignore d’où vient ma certitude, mais elle est bien réelle, crois-moi, ai-je chuchoté en effleurant sa joue.

— Certes. N’empêche, ce n’est qu’une supposition. Moi-même, je ne sais pas du tout ce qu’il va m’arriver.

— N’importe quoi !

Comme la plupart des choses que j’avais dites ce soir, les mots m’avaient échappé. Mais j’en ai été heureux.

— Quoi ?

— Ces histoires de destin fixé à l’avance. Bêtises. Personne ne peut décider de ce qu’il adviendra de toi. Personne d’autre que toi.

— Pas quand tu es un Duchannes, Ethan. Les autres Enchanteurs choisissent, en effet. Pas nous. Nous sommes Appelés à seize ans, nous sommes voués à la Lumière ou aux Ténèbres, point barre.

J’ai pris son menton dans ma main.

— Et toi, tu es une Élue. Qu’y a-t-il de mal à ça ?

J’ai plongé dans ses yeux ; j’ai deviné que j’allais l’embrasser ; j’ai compris que nous n’avions aucune raison de nous inquiéter tant que nous resterions ensemble. Et, pendant une seconde, j’ai cru que nous resterions ensemble à jamais. Alors, cessant de penser au manuel de basket de Jackson, je lui ai laissé voir mes émotions, ce qui agitait mon esprit. Ce que je m’apprêtais à faire, le temps qu’il m’avait fallu pour avoir le courage de passer à l’acte.

Oh !

Ses prunelles se sont écarquillées, leur couleur verte s’est accentuée – comme si c’était possible.

Ethan… je ne suis pas sûre que…

Me penchant, j’ai baisé ses lèvres. Elles étaient salées comme des larmes. Cette fois, ce n’est pas une chaleur mais une décharge électrique qui m’a secoué des orteils à la bouche. Le bout de mes doigts m’a picoté. Comme si j’avais enfoncé un crayon dans une prise, un défi, que m’avait lancé Link à huit ans. Fermant les paupières, Lena m’a attiré contre elle et, l’espace d’une minute, tout a été parfait. Elle m’a embrassé, ses lèvres souriant sous le poids des miennes, et j’ai compris qu’elle m’avait attendu, aussi longtemps peut-être que je l’avais attendue. Puis, aussi vite qu’elle s’était ouverte à moi, elle s’est refermée, me poussant dehors. Plus réellement, elle m’a repoussé.

Nous ne pouvons pas, Ethan.

Pourquoi ? Il me semble que nous partageons les mêmes sentiments l’un envers l’autre.

Peut-être pas, en fin de compte. J’étais peut-être le seul à éprouver quelque chose.

Je la dévisageais, séparé d’elle par ses mains reposant sur mon torse. Elle sentait sûrement les battements de mon cœur.

Ce n’est pas ça…

Elle a voulu se détourner. J’ai deviné qu’elle était prête à s’enfuir, comme le jour où nous avions déterré le médaillon à Greenbrier, comme la nuit où elle m’avait abandonné sur le perron de ma maison. Je me suis emparé de son poignet. Aussitôt, une vague de chaleur m’a envahi.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

Elle m’a fixé, et j’ai essayé de percer ses pensées. En vain.

— Tu crois que j’ai le choix de mon avenir, Ethan, mais ce n’est pas vrai. Ce que Ridley a fait ce soir, ce n’était rien. Elle aurait pu te tuer. Elle serait peut-être allée jusque-là si je ne l’avais pas arrêtée. (Elle a respiré profondément, ses yeux étaient humides.) Je risque de devenir comme elle. Un monstre. Même si toi, tu en doutes.

Ignorant ses réticences, j’ai glissé mes bras autour de son cou.

— Je refuse que tu me voies ainsi, a-t-elle cependant persisté.

— Je m’en fiche, ai-je répondu en déposant un baiser sur sa joue.

Elle est descendue du lit, échappant à mon étreinte.

— Tu ne comprends pas.

Elle a levé la main. 122. Cent vingt-deux jours encore, inscrit à l’encre bleue. Comme si c’était tout ce qui nous restait.

— Si, je comprends. Tu as peur. Mais nous trouverons une solution. Nous sommes voués l’un à l’autre.

— Non. Tu es un Mortel. La situation t’échappe. Je ne veux pas que tu aies mal. Or, c’est ce qui se produira si tu te rapproches de moi.

— Trop tard !

Elle pouvait toujours arguer, ça ne servirait à rien.

J’étais mordu.

16 Lunes
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